Les Droits et Devoirs du Chroniqueur - (de la subjectivité du goût musical)
 

Depuis le lancement de Musicaljam, nous avons décidé de ne pas attribuer de note aux albums que nous chroniquons. Pourtant, la majorité des webzines et magazines affiliés à notre musique préférée prennent le parti d'évaluer les albums et de les noter d'une façon ou d'une autre, sur une échelle de 5, 10 ou même 20.

Cette démarche est hautement louable. Elle vise à synthétiser les impressions du chroniqueur, à résumer au travers d'un nombre, facilement compréhensible, dans quelle mesure le rédacteur conseille à ses lecteurs l'achat du disque concerné. Si la concordance entre les mots et les chiffres est respectée, il sera, ainsi, facile de comprendre qu'un 5/20 est un album inintéressant, un 11/20 moyen, un 19/20 l'album de l'année !
Toutefois, plusieurs points ne manquent pas de nous choquer dans la plupart des systèmes de notation...

1) La subjectivité du goût musical est-elle compatible avec des notes très pointues ?

Parlons tout d'abord des systèmes qui octroient des notes aussi pointues que 16,5 /20. Mais d'où peut bien sortir le "virgule 5" dans ce cas ? La musique est-elle chiffrable et quantifiable au point de pousser la précision au demi-point près ? Qu'on note sur 5, pourquoi pas... On se rapproche alors d'une échelle du type "Excellent - Bon - Moyen - Mauvais - Nul" tout à fait parlante.

Par contre, comment mesurer la qualité musicale avec une précision quasi scientifique, de l'ordre du "virgule 5" ? Il n'existe, pourtant, aucun critère de mesure mathématique pour juger un album et trancher s'il est bon ou pas ! A moins, bien sûr, de "saucissonner" l'évaluation en une succession de critères très précis et d'en faire la somme, ce qui amène à passer à côté de l'aspect purement artistique et émotionnel de l'oeuvre, d'une certaine façon...

Une immense subjectivité règne dans tous les domaines artistiques, et c'est d'ailleurs ce qui fait une partie de l'intérêt de la musique. Les réactions des auditeurs peuvent être très diverses sur un album donné ; chaque avis demeurera respectable, car personnel et subjectif, même si un "faisceau" de critères communs est généralement admis pour évaluer la qualité d'un disque : en vrac, la qualité du son, l'originalité, le niveau technique des musiciens, etc... Il est du devoir du chroniqueur de donner son avis, il est également de son devoir de garder en tête la subjectivité de cet avis.

En résumé, même si nous étayons notre argumentation par des analyses les plus neutres et objectives possibles, il est fort possible que notre article soit lu par des personnes partageant une opinion inverse.
Par exemple, j'ai, égoïstement, encensé "Train Of Thought" de Dream Theater en louant sa démonstrativité et ses aspects métal, mais je sais fort bien que certains n'auront pas aimé ce disque, justement à cause de ces aspects métal et démonstratifs trop affirmés !

C'est pourquoi, la notion de "goût" étant aussi volatile que personnelle et indéfinissable, nous ne saurions trop recommander à tout chroniqueur de nuancer le ton de ses écrits, en anticipant le fait qu'il sera lu par des personnes à l'avis contraire : au moins, le sentiment ressenti par le lecteur ne sera ni la vexation ni la colère, impressions parfois éprouvées à la lecture de papiers trop partisans et trop donneurs de leçons, de ceux qui vous donnent l'impression de ne rien y connaître. Au "ce disque est extraordinaire et vous êtes des imbéciles si vous pensez le contraire", préférons "voici, selon moi, tous les points qui font qu'on peut, ou pas, aimer cet album" !

2) Une conséquence indirecte : une hiérarchisation abusive des albums

Recentrons le débat sur son sujet initial, celui des dérives des systèmes de notation. Le fait de noter très précisément les albums amène inévitablement, de façon détournée, à les hiérarchiser les uns par rapport aux autres. Et l'on tombe forcément dans des classements hasardeux de disques n'ayant pas grand chose à voir les uns avec les autres, tous styles et époques confondus.

Prenons un exemple concret : un "Master Of Puppets", de Metallica, aura pu obtenir un 14/20, car il est moins novateur que son prédécesseur "Ride The Lightning" ; dans le même temps, un album sympa et "coup de coeur" tel que "No Gravity" de Kiko Loureiro - Angra aura peut-être été noté, également, 14/20, pour avoir su contourner les difficultés des albums solos et instrumentaux. Ceci signifie-t-il pour autant que "No Gravity" est aussi marquant que "Master Of Puppets" ?! Son impact historique et son influence sur la musique de son temps sont-ils identiques ? La note reçue par un groupe de black métal débutant pourra-t-elle être comparée à celle obtenue par un groupe de prog confirmé, ainsi qu'à celle d'un groupe de punk-pop à la mode ?

On voit bien que la note attribuée un jour donné dépend fortement du contexte particulier dans lequel on se trouve, ce qui enlève, à mon avis, une certaine part de vérité à un tel avis. Et puis, pourquoi vouloir systématiquement classer et noter quelque chose qui est sensé être de l'art ? Oserait-on prétendre que "Les Iris" de Van Gogh sont plus beaux que "Le déjeuner sur l'herbe", de Manet, lui-même plus intéressant que "Les montres molles" de Dali ? Il est évident qu'il fait partie des droits et des devoirs d'un chroniqueur de donner un avis sur la musique dont il entretient ses lecteurs. Mais pourquoi aller aussi loin dans les notions de note et de classement ?

Un des avantages de la pratique de la musique, par rapport au sport, est qu'il n'y a pas de notion de compétition. Un musicien qui joue vite n'est pas forcément meilleur que celui qui a du feeling, un groupe rock a trois accords peut rencontrer plus de succès que le plus technique des groupes de prog. Certes, les ventes sont le "juge de paix", certes, on a le droit de juger que tel artiste est plus marquant que tel autre ; pourtant, l'évaluation se faisant sur des critères plus subjectifs que la performance, le palmarès, la vitesse, etc, il existe dans la pratique de la musique une notion de plaisir pur, plus difficile à retrouver dans tous les sports qu'on ne peut pratiquer que face à un adversaire : on est forcément en "concurrence" d'une façon ou d'une autre au tennis, au football, à la boxe, etc ....

3) Un raccourci dangereux

Par ailleurs, et nous en avons connu la tentation en tant que lecteurs, la note donnée à un album (chose que l'on lit souvent en premier lieu) oriente souvent la lecture qui sera faite de l'article, avec un risque de raccourci non négligeable. Ne sommes-nous pas inconsciemment attirés par les notes extrêmes ?

Les notes excellentes, qui risquent de nous donner de bonnes idées d'achat ; les notes les plus basses, qui titillent nos instincts primaires et voyeurs : "voyons comment le journaliste s'est défoulé à casser ce mauvais disque !". Tout ceci avec le risque de lire l'article en diagonale, de rester influencé par la note initiale, et de ne pas chercher dans l'argumentation si notre avis personnel ne peut pas, éventuellement, différer, dans un sens comme dans l'autre.

En cas de manque de temps, prendra-t-on la peine de lire en détail une chronique présentant une note moyenne et intermédiaire ? N'est-il pas utile de se mettre à la place d'un jeune groupe qui décroche ses premiers articles et auquel le public ne donnera pas sa chance pour cause de note défavorable dans un mensuel national ? L'idée n'est pas de faire croire que les mauvais disques sont bons, elle est simplement de "mettre le marché en main" au lecteur, de l'amener à lire le détail de la chronique sans condamner d'office un album qui pourra posséder des qualités que la simple note n'aura pas forcément laissé transparaître.

4) Chronique ou critique ?

Au final, l'influence maximale que pourra avoir une chronique, notée ou pas, sera d'orienter la décision d'achat. Ce fait paraît suffisamment important pour que l'on prenne toutes les précautions nécessaires au moment de la rédaction du "papier". C'est la raison pour laquelle nous faisons tout notre possible, sur Musicaljam, pour proposer des chroniques et non des critiques . C'est peut-être un détail pour vous, mais pour nous ça veut dire beaucoup ! ;-D

En effet, il nous semble entendre, dans le terme "critique", un fonds de supériorité, de jugement définitif et un peu hautain sur l'oeuvre en question. On se pose en censeur, et on "critique" ce qui a été fait, acte qui possède une conotation plus destructrice que positive. Nous disions plus haut "Il est du devoir du chroniqueur de donner son avis, il est également de son devoir de garder en tête la subjectivité de cet avis." 
Le critique se sent suffisamment qualifié pour penser détenir la vérité absolue, et ne pas forcément respecter le travail fourni par les musiciens. Tous ceux qui s'expriment sur la musique des autres ne sont pas forcément des premiers prix de Conservatoire ! Ils ont simplement une expérience, une qualité d'écriture, ou tout simplement une motivation supérieure à la moyenne des auditeurs. Ceci ne leur donne en rien tous les droits, surtout pas celui "de vie et de mort" sur les groupes !

Essayons, autant que possible, de garder une grande humilité par rapport aux artistes dont nous analysons les oeuvres. La plupart d'entre eux possèdent un niveau technique que nous n'atteindrons probablement jamais sur nos propres instruments, contentons-nous de relater, de la façon la plus juste possible, l'historique du groupe, ses enjeux, ses tenants et aboutissants, ses particularités, ses caractéristiques que nous jugeons positives ou négatives. Mouillons-nous, impliquons-nous dans nos écrits, mais toujours avec ce recul et cette humilité indispensable pour rester dans la chronique objective et ne pas basculer dans la critique gratuite.

 
par Mitch
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